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« Il faut les avoir vus, ces petits rats de sacristie, leurs longues baguettes à la main, désigner la Gloire où apparaissent Jésus-Christ, la Vierge et le comte d’Orgaz tout nu, et répéter avec aplomb : « Demente ! C’était un fou ! » ». Ainsi Maurice Barrès raconte-t-il sa première rencontre avec Domínikos Theotokópoulos dit El Greco, devant L’enterrement du comte d’Orgaz à l’église Santo Tomé de Tolède, dans un petit livre aujourd’hui daté mais qui fit date Greco ou le secret de Tolède, paru en 1910, première publication importante sur le maitre de Tolède en langue française.

Ce qui est aujourd’hui encore fascinant – à l’heure où la popularité du Greco est désormais bien établie, comme en témoigne par exemple la rétrospective qui lui fut consacrée l’hiver 2019-2020 au Grand Palais – c’est que ce cri entendu par Barrès dans une petite église espagnole il y a un siècle ne manque pas de traverser encore l’esprit de bon nombre de ceux qui s’approchent de l’œuvre du tolédan. Que son succès depuis sa redécouverte à la fin du XIXe siècle ne se soit plus démenti ensuite n’y change rien : quelle extravagance ! Pourquoi ces corps tordus, torsadés, allongés, transfigurés ? Quel entêtement a bien pu présider à la répétition incessante de certains motifs (cf. par exemple ses représentations de l’agonie du Christ, de la Madeleine, de Jésus chassant les marchands du temple…) dans un constant approfondissement, au prix d’une souveraine et splendide solitude ? Et cette étrange impression qui se dégage de chacune de ses toiles ne nous laisse-t-elle pas dans un sentiment mêlé où joie et souffrance, gravité et légèreté, paix et exaltation se rencontrent sans se confondre ? Où a-t-il bien voulu en venir, se moque-t-il de nous ? Non vraiment, plutôt que se laisser tourmenter, disons en chœur avec les bedeaux de Santo Tomé : « Demente ! C’était un fou ! ».

Si bien que L’enterrement du comte d’Orgaz fut parfois amputé de sa partie supérieure : les sages visages des nobles tolédans qui entourent Saint Etienne et Saint Augustin venant rendre hommage au vénérable bienfaiteur de la paroisse Santo Tomé et l’enterrer eux-mêmes nous rassurent. Leurs figures empreintes d’une belle sévérité morale nous ramènent sur terre, elles nous sécurisent. Barrès ne s’y était pas laissé tromper lui qui les voyait « capables d’une certaine fantaisie bizarre et triste, mais non de vraie joie et d’abandon. Je les crois, poursuivait-il, entêtés dans leurs imaginations héréditaires, et comme dirait Voltaire, fermés aux lumières. Le miracle qui s’accomplit devant eux les édifie sans les étonner ». Se privant de la partie supérieure du tableau, l’observateur ne garde plus de la religion que la morale et l’ascèse. Le délicieux tourment provoqué par la gloire qu’est celle d’Orgaz nu reçu en audience céleste par le Christ Seigneur et sa mère dans la partie supérieure, avec tout ce que cette aspiration étrange a de déroutant, d’incertain, d’interrogeant, voire de scandaleux, cachons-nous le et joignons-nous aux voix du chœur : « Demente ! C’était un fou ! ».

Car si la vision de gloire représentée en cette partie supérieure par les formes et les couleurs déroutantes du Greco nous dérange tant, c’est peut-être que loin d’être réservée au ciel, elle se déverse déjà sur la terre, par le rappel de la présence des deux saints dans la partie inférieure de l’œuvre sans doute, mais aussi et avant tout par l’œuvre de l’artiste elle-même qui manifeste, symbolise cette dimension inaperçue de l’existence en venant chatouiller les entrailles de celui qui la contemple. « Demente ! C’est toi pauvre fou ! nous susurre-t-elle à l’oreille, cesse donc de résister… ».

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