Aujourd’hui samedi 12 mars, nous commémorons les quatre cents ans de la canonisation du fondateur des jésuites, Ignace de Loyola. Cette fête me tient particulièrement à cœur cette année. En 2021, j’ai eu la chance de travailler ses écrits, pour construire le scénario d’une bande dessinée sur sa vie. Que de choses à commémorer dans cette existence bien remplie ! Mais, ce qui m’apparait de plus saillant, ce sont ses échecs. En mai dernier, il y a moins d’un an, on fêtait un autre « anniversaire ignatien » : les cinq cents ans de sa blessure lors du siège de Pampelune. Flashback.
En 1521, Ignace a environ trente ans. Noble basque, il a entamé une carrière à la cour, et ambitionne d’épouser une dame de haut rang. Mais en défendant la forteresse contre l’armée franco-navarraise, il se fait faucher par un boulet de canon. Une de ses jambes est en lambeaux.
Pampelune n’aurait sans doute jamais du essayer de résister. La garnison était faible, l’armée espagnole trop lointaine pour espérer que le siège puisse être levé. Bref, la logique militaire dictait la reddition. Or Ignace avait les yeux fixés sur la gloire d’une défense héroïque : il cherchait à se faire un nom. Persuasif, il convainc les officiers de la garnison qu’il faut résister. Mais le boulet français va venir briser ses rêves de gloire en même temps que sa jambe.
C’est le point de bascule. Pendant sa convalescence, Ignace abandonne sa quête de la gloire mondaine, il choisit de partir en pèlerinage mendiant sur les routes. L’échec ‒ l’humiliation vécue à Pampelune ‒ est la faille par laquelle quelque chose de nouveau va surgir dans sa vie. La frustration du vaincu, l’alitement forcé (pendant de long, long mois !) vont lui permettre de reconsidérer les sources de son désir, de le réévaluer. C’est le refrain des années qui suivront, c’est la ritournelle des déconvenues.
Il sera renvoyé de Terre Sainte où il voulait s’installer, harcelé par l’inquisition en Espagne, forcé d’entreprendre de longues études alors que son désir est de prêcher et d’accompagner spirituellement, empêché de retourner en Terre Sainte avec ses compagnons par la guerre entre Venise et les Turcs. Le désir apostolique d’Ignace est frustré. Continuellement frustré. Chaque début de mission est un échec.
Ignace est confronté à une réalité qui refuse de se plier à sa volonté, mais ces échecs sont un lieu privilégié de progrès spirituel. Un nouveau désir éclot : tout donner à la suite du Christ. Comme le meuble tout juste sculpté, il faut polir ce désir, continuer à enlever la matière superflue, suivre le geste du coup de lame ‒ de boulet ! ‒ de Pampelune et de Loyola.
Il veut suivre le Christ et le servir. Eliminer ce qui n’est pas au service de cela sera le travail du reste de sa vie. Dans l’échec, les projets se décomposent. Reste l’essentiel. Progressivement, Ignace sera dépossédé de ses désirs superflus, exagérés ou accessoires : l’orgueil, l’ambition, le besoin d’être reconnu.
Retirer le superflu, c’est le travail qui m’est demandé, comme jeune religieux. Le désir est là. Je dis vouloir suivre le Christ, mais le constat pratique est que ce désir est englué par d’autres intérêts, que toutes les motivations sont mêlées et imparfaites, les actes parasités par d’autres buts qui viennent s’y opposer ou les détourner. Les échecs d’Ignace sont un encouragement et un soutien. Comment donc revenir au désir central, celui de vivre Dieu ? Tout le reste doit être évalué uniquement en fonction de Lui.
Parce que son désir de suivre le Christ ne faiblit pas, Ignace n’est pas terrassé par l’échec. Au contraire, chacun de ses revers est accompagné de grande certitude ; tout juste expulsé de terre sainte, Ignace a une expérience spirituelle d’une grande intensité au Jardin des Oliviers. La proximité avec le Christ libère. Elle fait le tri entre les moyens et la fin : connaître Jésus afin de mieux l’aimer et le suivre.
La Terre Sainte n’est donc qu’un moyen. L’impossibilité d’y être missionnaire n’est plus insurmontable. De même, ce n’est plus si grave d’être traîné dans les tribunaux ecclésiastiques. Les procès inquisitoriaux en Espagne coïncident d’ailleurs avec une période prolongée de paix spirituelle. Bien plus tard, l’attente vaine d’un bateau à Venise sera l’occasion de vivre l’expérience intense de la vie fraternelle missionnaire.
Quelle révélation de découvrir que les moments de grande intensité de la vie itinérante d’Ignace s’accordent avec l’échec ! L’échec digéré dans la prière et la charité.
La conversion d’Ignace ne se cantonne pas à Pampelune et Loyola. Elle se poursuit au moins pendant les quinze ans de chemin qui le mènent de Loyola à Rome : un long apprentissage pour trouver comment ordonner les moyens ‒ spirituels, pratiques ‒ à l’unique fin.
Ainsi Ignace, l’homme blessé à la jambe, s’est transformé en pèlerin. Il parcourt les routes d’Europe. Grâce à ses échecs, il discerne les contours de son désir : répondre à l’appel du Christ. La formule « aider les âmes » exprime cette finalité.
Avec ses premiers compagnons, Ignace s’imagine compagnon de Jésus, prédicateur itinérant ou missionnaire. Mais à Rome, le verdict tombe, il est élu supérieur général de ces Jésuites nouvellement formés. Pour lui, ce sera la fin des voyages. Il faudrait accepter de rester dans un bureau à s’occuper des problèmes administratifs et légaux de la congrégation naissante. Quelle est la trajectoire de ce pèlerin ? Permettre à d’autres que lui, aux compagnons comme François-Xavier ou Pierre Favre de tracer leur route et suivre le Christ au-delà des océans. Ignace s’est fait moyen, instrument pour la mission. Celui qui se désigne sous le nom de « pèlerin » achèvera sa vie dans du travail de bureau.
Oui les raisons de commémorer Ignace sont nombreuses. Pour l’héritage spirituel, qu’il a donné à l’Eglise. Pour la fondation d’une nouvelle forme de vie religieuse. Pour le trésor des Exercices Spirituels. Pour de nombreux autres accomplissements, sans doute. Tout cela est légitime. Aujourd’hui je rends grâce pour ses échecs. Pour tout ce qu’il n’a pas réussi à faire. L’Ignace qui, quand ses projets s’effondrent, y voit l’occasion de prendre le Christ pour modèle, un peu plus, davantage, magis. Fais Seigneur, que pour moi aussi, les échecs soient autant d’occasions te suivre et te servir.
Ne vous fiez pas à sa barbe de bûcheron, Etienne est parisien (et s’en excuse si nécessaire). Etudiant en philosophie et théologie, il est féru de bande dessinée et d’ingénierie des télécoms (ça ne s’invente pas). Mais surtout, il est prêt à tout pour une bonne partie de carte.
L’article est très riche d’enseignement. Merci cher padre pour cet enseignement édifiant! Dieu écrit droit sur des lignes courbes pour sa sainte gloire.