Rapide coup d’œil sur la Compagnie : ordre missionnaire par excellence, cultivant la réactivité, la disponibilité, la mobilité apostolique, renonçant à ce titre aux attaches qui caractérisent les autres grands ordres religieux ; ordre d’intellectuels et d’explorateurs, hommes de toutes les frontières, jaloux de leur indépendance, réfractaires à toute forme de tutelle idéologique, toujours prompts à se mettre en danger, cultivant volontiers l’esprit de contradiction…
Maintenant, coup d’œil à St Joseph : humble travailleur manuel, charpentier à Nazareth, attaché à sa terre et à sa femme, « chaste époux », bon père de famille, modèle de stabilité et de tempérance ; Joseph le doux, Joseph le placide, Joseph le taiseux, Joseph le Juste, qui ne dévie ni à droite ni à gauche mais marche droit dans les voies du Seigneur… quelle idée d’être allé chercher un tel patron, au tempérament en apparence si contraire à celui de la Compagnie ?
Quand j’étais encore novice, j’étais assez mal à l’aise avec la « gloriole » proverbiale des jésuites. J’ai d’ailleurs dû abandonner la lecture des Provinciales de Pascal, qui venaient titiller ma jeune vocation en un lieu encore fragile : l’arrogance de la Compagnie m’y apparaissait d’autant plus insupportable que j’avais l’impression d’y reconnaître, dans la lumière agressive de la caricature,des choses que j’avais perçues confusément, et préféré ignorer. Je supportais mal, en particulier, ce que je percevais comme une propension vraiment agaçante à relativiser l’enseignement du Magistère, et à se croire autorisée à innover, à tort et travers, à temps et à contre-temps, sur tous les fronts et dans tous les domaines. J’ai pris mon temps, mais au gré de rencontres (et elles furent nombreuses) avec des jésuites vraiment exemplaires par leur humilité et leur amour de l’Église, et qui pourtant n’avaient pas reculé devant la tâche d’aider l’Église à se réinventer pour ne pas décrocher du train de l’histoire, mais qui au contraire avaient vraiment « mouillé la chemise », quitte à accepter ensuite sans broncher les réprimandes de la hiérarchie, j’ai fini par comprendre que cette attitude, que j’avais d’abord pris pour de l’arrogance vis-à-vis de l’Église, avait en fait partie liée avec notre vœu d’obéissance. J’ai découvert que l’obéissance parfaite était en fait tout autre chose que l’inertie du cadavre, et que, fondée dans une écoute intérieure de la volonté divine qu’Ignace nomme « discernement des esprits », elle pouvait être le lieu d’une inventivité et d’une fécondité invraisemblables.
C’est par cette porte de l’obéissance que j’ai commencé à comprendre ce qui nous liait à la figure de Joseph.
Car, regardons-y de plus prêt : Joseph n’est-il pas l’homme du discernement, quand il choisit, en dépit de toutes les convenances, et même de la justice, à la suite d’une simple « motion » reçue en rêve (comme il nous arrive à tous d’en recevoir), de ne pas répudier son épouse et d’engager ainsi sa vie pour elle ? N’est-il pas l’homme de l’obéissance, quand il quitte sa terre au pied levé pour aller s’exiler en Égypte, sur injonction de l’ange ? – bien plus, quand il se laisse enseigner sur ce nom de « père » qu’il accepte pour lui-même au sujet de l’Enfant qu’il est certain pourtant de n’avoir pas engendré, soumettant ainsi jusqu’à son jugement, dernier degré de l’obéissance selon Ignace ? N’est-il pas, enfin, le modèle de celui sur qui l’Église peut compter dans l’adversité, lui qui prit tous les risques pour protéger la Sainte Famille, « première Église », et la mettre à l’abri de l’Adversaire ?
De retour d’Égypte, Joseph a su éduquer l’Enfant Jésus et lui inculquer un métier d’homme, son métier, pour qu’il puisse tenir honnêtement sa place parmi les hommes. Joseph n’était peut-être pas un théologien professionnel, mais à coup sûr il a su témoigner de Dieu par ses gestes, son application au travail, dans l’ordinaire des jours. Le Fils n’avait sans doute pas besoin qu’on lui apprenne à louer le Père, mais certainement, Joseph lui a enseigné comment les humbles choses de ce monde peuvent toutes servir à la louange. C’est à ce titre, m’a-t-on dit un jour, que les collèges de la Compagnie sont sous son patronage : car Joseph est le pédagogue des compétences profanes, qui conduisent d’autant plus sûrement au Père qu’elles restent « terre-à-terre », épousant sans réserve le relief multiple de notre monde d’ici-bas. Homme de la technique, son enseignement le plus universel consiste pourtant en ceci, que la plus humble des tâches peut concourir à la gloire de Dieu, du moment qu’elle est accomplie avec amour. Il est par excellence celui qui veille patiemment, paternellement, à la croissance du petit d’homme qui lui est confié, pour qu’il marche la tête haute parmi les hommes. Joseph est donc à bon droit le patron de ceux qui ont vocation à transmettre le « métier d’homme » à travers l’enseignement des choses ordinaires.
A son meilleur, la Compagnie cultive une éthique de l’effacement, pour laisser la créature avec son Créateur, laisser l’enfant avec son seul véritable Père. Joseph lui-même ayant conduit l’Enfant dans l’apprentissage de sa condition de Fils, il s’efface devant celui-là seul qui mérite en propre le nom de Père. Si la Compagnie s’est donnée Joseph comme saint patron, c’est peut-être pour se rappeler toujours, dans son ministère spirituel et sacerdotal, qu’elle ne doit jamais faire écran à « celui de qui toute paternité tire son nom ». Car le saint patron n’est pas d’abord un « blason », mais bien une boussole ; il indique par l’exemple de sa vie un chemin de sainteté, et c’est tout un programme ! Mais il peut plus, bien plus, que simplement décrire un idéal en manifestant la distance qui nous en sépare encore… car les saints sont vivants auprès de Dieu, et s’ils vivent aujourd’hui de la vie de Dieu, ils peuvent nous obtenir, à nous qui le lui demandons par leur intercession, de vivre nous aussi de cette même Vie. Puisqu’il nous est donné de voir, à travers leur exemple, comment Dieu manifeste sa gloire dans une vie d’homme, il nous est possible de croire, contre nous-mêmes, que cette gloire ne nous est pas inaccessible. Si cette grâce de manifester la gloire de Dieu, les saints l’ont obtenue par pure grâce, c’est-à-dire sans aucun mérite de leur part, alors d’une part tout est encore possible pour nous (youpi !), et d’autre part, ils sont les mieux placés auprès de Dieu pour nous obtenir cette même grâce. Les saints disent à Dieu : la sainteté que j’ai manifestée dans cette vie qui fut mienne, c’est toi qui me l’a donnée ; accorde-la aussi à ces tout-petits qui m’ont été confiés !
Saint Joseph, homme du discernement, modèle de justesse et d’obéissance, serviteur et protecteur de l’Église, ami de ce monde… prie pour nous !
Ouvert à tous les vents, Théophile aime quand ça fait du bruit.
J’ai simplement aimé. Depuis l’image jusqu’à la finale du texte. Merci et ensemble pour la mission.