Le 22 avril dernier, la France rendait un hommage national à l’acteur Michel Bouquet, mort une semaine plus tôt, à l’âge de 93 ans. L’occasion pour Le Monde de republier une interview de 2016 signée Annick Cojean ; avec simplicité ‒ et non sans un certain sens du religieux ‒ Bouquet y raconte comment s’est décidée sa carrière d’acteur. C’était un dimanche de mai 1943, vers 13 heures. Je cite ici l’article :
« Je ne serais pas arrivé là si…
… Si une force mystérieuse n’avait pas poussé le petit apprenti pâtissier que j’étais à frapper un dimanche matin à la porte d’un grand professeur de théâtre. Je suis encore incapable d’expliquer ce qui m’a pris ce jour-là. Une étrange impulsion. Nous étions en 1943, en pleine Occupation. Je travaillais chez le pâtissier Bourbonneux, devant la gare Saint-Lazare à Paris, et j’habitais avec ma mère qui tenait un commerce de mode au 11, rue de la Boétie. Elle m’avait recommandé d’aller à la messe et j’avais pris sagement le chemin de l’église Saint-Augustin. Et puis voilà qu’au bout de la rue, j’ai bifurqué. »
Avant l’étrangeté d’une impulsion, il y a peut-être d’abord l’étrange « recommandation » d’une mère qui dit : « tu devrais aller à la messe ». Les mères ont parfois de ces paroles : le fruit d’une maturation lente ? Avait-elle, elle aussi, médité « des choses dans son cœur » (Luc 2, 51) ?
La vocation éclot dès le sein maternel, à partir d’une autre vocation, toute maternelle aussi : le consentir au détachement. Etrange impulsion : il faut s’imaginer la mère Bouquet, assise à table, face à ce fils dont le regard lui semble perdu. Puisqu’elle n’a plus de réponses à ses questions, elle accepte de le diriger vers un autre : elle délègue sa parentalité…Le cœur des mères s’habitue au tranchant du glaive, au cordon ombilical qui se rompt.
On écoute quand même maman. Le jeune Michel prend sagement le chemin de l’église. Il obéit à sa mère, pour s’en éloigner un peu. Prend-il la direction de son Dieu ? Les voies du Seigneur sont impénétrables, les voies du corps aussi. C’est cela bifurquer : en un instant, on change de trajectoire, et il faut se l’expliquer à soi-même, faire sens.
« Je me suis engagé sur le boulevard Malesherbes dans le sens opposé à l’église, suis parvenu à la Concorde et me suis engouffré sous les arcades de la rue de Rivoli jusqu’au numéro 190, une adresse, dénichée dans un bottin, que j’avais notée sur un petit bout de papier, dans ma poche depuis plusieurs jours. »
190, Rue Rivoli : mais oui, c’est qu’il avait préparé ce moment depuis plusieurs jours… Mais sans doute, depuis plus longtemps. En tout cas, il ne lui restait plus qu’à le décider maintenant. 190, Rue Rivoli et son église devenait théâtre. Maurice Escande, pensionnaire à la Comédie française, habite au dernier étage. « Vous ne pouvez pas vous tromper, il n’y a qu’un seul appartement. », lui glisse la concierge.
Maurice Escande se fait ange. Il porte Michel sur ses ailes vers la volière où s’agitent les talents. Ils sont plus d’une centaine à être entassés. Mais les attentes sont déçues ; l’écoute n’y est pas, les élèves n’y sont pas, Escande ne maîtrise pas l’auditoire, c’est un bide. Le maître confiera plus tard à son protégé avoir pensé que s’il le laissait partir, il ne le reverrait plus jamais.
Que fait l’ange alors ? Improviser les détours, c’est une vocation céleste : « Il fallait qu’il provoque quelque chose. Il a crié : « Le cours n’est pas fini. Au lieu de bavarder et de faire des plans pour l’après-midi, vous feriez mieux de prendre une leçon. ». Voici Bouquet qui lit un poème de Musset une première fois, puis une deuxième fois…en larmes. Escande lui dit alors : « Nous allons voir votre maman. »
L’ange est un messager : deuxième détour. Deux battements d’ailes plus tard, les voilà sur le pas de la porte, face à la mère Bouquet : « Madame, je suis venu voir pour que ce petit fasse du théâtre. » Etrange visitation, sentence irrévocable : à sa manière, Escande prend le rôle de Gabriel pour annoncer un destin exceptionnel sous la puissance d’un Esprit espiègle mais décidé. « Il doit faire du théâtre », dit-il avant de s’envoler.
« A 13 heures, ce dimanche de mai 1943, j’étais acteur. Fini la pâtisserie. J’étais définitivement acteur. »
Définitivement acteur. Une mère qui laisse partir son fils. Un Dieu qui envoie vers le théâtre. Une liberté qui provoque la rencontre : l’espace qui ouvre au message. Pour l’ange, la voie est libre. Soudain, on sait. Soudain, on voit. Serait-ce le destin ?
« Cela s’appelle aussi la vocation. Elle existe. Et quand on a la chance de la découvrir, je vous assure qu’on n’est plus seul dans la vie. Mais attention ! Elle exige tout ! Elle est sacrée et scelle votre destin. Le mien fut de me mettre à la disposition des auteurs et de les servir le mieux possible. »
Servir, mais comment ? Se mettre à disposition, c’est se conformer à l’intention même de l’auteur. Or on peut craindre de bifurquer : de détoner, de rater, de ne pas faire justice à l’imagination d’un créateur tout-puissant. Dans les mots de Bouquet, c’est un malheur : « On risque sa vie à chaque rôle, et si le rôle ne veut pas vous parler, si l’auteur se refuse à vous renseigner, c’est foutu. »
***
Comment Jésus s’est-il risqué dans son rôle ? Avait-il un accès transparent à l’intention de l’Auteur, celui qu’il a nommé « Père » ? On sait que son obéissance ‒ son interprétation filiale des Ecritures ‒ était faite de bifurcations : bifurcation depuis son apprentissage de charpentier, depuis son village de Nazareth, depuis les attentes qu’avaient placées en ce jeune prédicateur le Peuple assoiffé d’une justice qui règle les comptes…
Blasphème que penser que le Christ n’avait qu’à reprendre un rôle dans une imitation robotique des Ecritures, dans une obéissance mutique face à une volonté gravée dans la pierre depuis le début des temps ! Le Dieu créateur, le Père auteur, ne serait-il pas, au-delà de toute mesure, le « Dieu des surprises », voire le Dieu qui se laisse surprendre aussi : par le souffle d’une parole qui mûrit au fil de la plume, ou par une écriture de plateau où l’acteur-créature ‒ le premier rôle, le Fils ‒ est invité à exprimer son propre jeu, sa posture singulière, sa diction unique, bref : son style ? Alors oui, c’est que Dieu compose notre rôle en même temps que nous. N’est-il pas alors aussi ce Dieu des bifurcations ?
Cédric est Mauricien. Il étudie la théologie à Paris. Guitariste à ses heures, fan inconditionnel de Liverpool et néo-converti à l’OM (à cause d’une mission de deux ans à Marseille). Amateur de cuisine asiatique.