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Photo Hubert2T via Pixabay

L’horreur des images et des récits qui nous viennent de Russie et d’Ukraine depuis trois semaines ont très légitimement soulevé les opinions publiques occidentales contre l’offensive russe. Pour ma part, c’est avant tout un mélange de colère et de tristesse, de révolte et de compassion qui m’habite lorsque je contemple les quartiers résidentiels, hôpitaux et écoles bombardés ; les millions de personnes sur les routes de l’exil ; les couloirs humanitaires incertains ; la propagande russe délirante soutenue par la posture fort ambigüe du patriarche de Moscou… Mais aussi de l’admiration et une certaine exaltation lorsque je porte mon regard sur le président Zelenski, la surprenante résistance de la nation ukrainienne, ou la vague de solidarité sans précédent qui se manifeste en faveur de ce peuple.

Celle-ci témoigne de ce que l’Europe – parfois qualifiée par le pape François de « vieille dame fatiguée » pour l’exhorter à plus d’inventivité et de générosité – n’est pas encore complètement sénile ! Comme souvent à l’occasion des crises qu’elle traverse, l’Union européenne s’éprouve plus unie que ce que les incessantes querelles qui scandent son fonctionnement ordinaire laisseraient soupçonner. En quelques jours à peine, elle a su trouver les ressources pour parler et réagir de manière unie, en concertation avec ses alliés de l’OTAN. Outre les sanctions économiques massives sur lesquelles elle s’est accordée pour faire cesser l’agression russe, plusieurs décisions historiques ont été prises en matière de défense. Celles-ci pourraient constituer des points de bascule vers l’émergence d’une véritable puissance géopolitique européenne. Au niveau fédéral, la décision a été prise d’armer l’Ukraine par le biais d’une interprétation audacieuse du cadre réglementaire de la « Facilité européenne pour la paix ». Surtout, l’Allemagne, pour la première fois depuis 1945, a choisi de livrer des armes « létales » à l’Ukraine et son chancelier a annoncé vouloir hausser son budget militaire en débloquant une enveloppe exceptionnelle de 100Mds€. Outre l’économie et la défense, c’est encore sur le plan de l’accueil des exilés ukrainiens que la solidarité européenne s’est manifestée, surtout dans les pays de l’Est jusque-là très réticents sur les questions migratoires. L’Europe s’est donc réveillée, et de fragmentée et fragile qu’elle m’apparaissait, la voilà forte et unie. 

Par-delà l’émotion bien légitime et les réactions salutaires de l’instant politique, faut-il pour autant se réjouir de ces manifestations d’unité si elles visent principalement un réarmement de l’Europe et l’entrée dans une logique de confrontation – qui paraît inévitable compte tenu des circonstances – avec notre grand voisin russe ? Car, en dépit des efforts de nos dirigeants pour ne pas entrer dans la cobelligérance, la morsure de la violence ne s’est pas arrêtée aux sanctions économiques et à la fourniture d’armes. Elle pénètre toutes les sphères de notre existence, y compris celles qui d’ordinaire échappent à la logique d’un politique réduit à la distinction ami/ennemi. Ainsi l’exclusion des athlètes russes et biélorusses recommandée par le Comité international olympique marque une rupture avec l’esprit traditionnellement apolitique de l’olympisme. En écho à plusieurs prises de positions récentes, un éditorial du Monde s’inquiète également des conséquences d’un « boycott systématique des artistes russes »[1]. Dire cela, ce n’est pas nier les enjeux politiques et la nécessité de résister à la violence orchestrée par Vladimir Poutine. Mais c’est souligner en revanche que cette violence politique ne peut pas déterminer toute notre existence, et qu’il est bon que des lieux existent où les hommes puissent se rencontrer – voire s’affronter comme dans le sport – dans le respect et par-delà les logiques de pouvoir qui saturent notre espace commun. 

Dire cela, c’est aussi s’autoriser à imaginer cet espace autrement qu’à travers le seul prisme de ces logiques, c’est permettre l’émergence d’une pensée sociale qui vise la préservation d’un monde habité ensemble. Dire cela, c’est accepter de nous poser des questions qui fâchent et que les événements ukrainiens récents tendent à occulter car elles instilleraient un doute sur l’humanisme de la belle unité politique européenne réalisée dans l’épreuve. Que penser par exemple de l’annonce par la Bulgarie du report sine die de la fermeture de ses centrales à charbon ? Programmée dès 2026 et d’ici à 2040, elle faisait partie de ses engagements dans le cadre du Pacte vert européen. Y renoncer lui permettra de gagner en indépendance énergétique par rapport au gaz russe… Sur un tout autre registre, on ne peut que louer Gérard Darmanin lorsqu’il reproche aux autorités britanniques leur « manque d’humanité » et leur « réponse totalement inadaptée »[2] dans l’accueil des réfugiés ukrainiens à Calais ! Mais comment ne pas s’étonner que cette salutaire indignation soit réservée aux ukrainiens et que la crise que ces derniers traversent ne soit pas l’occasion de mettre davantage en lumière les injustices structurelles de notre politique migratoire globale ?

On a beaucoup dit que la guerre en Ukraine avait porté un coup sérieux aux dynamiques de campagne des candidats proches de Poutine, en particulier à l’extrême droite. Ce qu’on ne dit pas suffisamment, c’est que cette guerre et la mauvaise conscience qui l’accompagne – sentiment diffus de responsabilité et d’impuissance – ont tout simplement tué le débat d’idées à l’orée du premier tour de l’élection présidentielle. L’ennemi russe, par la menace vitale qu’il représente, légitime que soit reléguée au second plan toute interrogation sur notre mode de vie occidental et sa viabilité écologique et sociale, pourtant gravement défaillante. Le président sortant, « candidat plastique »[3] pour qui « c’est une erreur de penser que le programme est le cœur » et qui soutient que « la politique, c’est mystique »[4], en sort renforcé… Pourtant le combat politique n’est pas le combat spirituel et les confondre conduira à de douloureuses désillusions. Alors que le premier se nourrit des fractures qui traversent notre commune humanité, le second invite chacun à un pas de côté pour « espérer contre toute espérance » (Rm 4, 18) et œuvrer à une réconciliation par-delà toute exclusion. Le combat politique constitue une dimension inhérente à notre existence humaine qu’il serait naïf d’écarter au risque d’en demeurer prisonnier et de se laisser instrumentaliser. Mais dans le combat spirituel nous sera donné de changer de regard, ré-ouvrant l’horizon du commun ! 


[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/19/guerre-en-ukraine-refuser-le-boycott-systematique-des-artistes-russes_6118238_3232.html

[2] https://www.lavoixdunord.fr/1148850/article/2022-03-05/refugies-ukrainiens-calais-la-france-reproche-londres-un-manque-d-humanite

[3] https://www.la-croix.com/Debats/Emmanuel-Macron-candidat-plastique-2022-03-17-1201205603

[4] https://www.lejdd.fr/Politique/Macron-La-politique-c-est-mystique-846614

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