Par son cynisme récurent, Orelsan m’a souvent laissé l’impression frustrante d’un rappeur un brin désabusé, ne ratant pas une occasion de moquer – non sans brio – les absurdités de notre société. Pourtant en découvrant son dernier album Civilisation[1], et en le réécoutant en boucle pendant plusieurs semaines, il m’a semblé y entendre une voix quelque peu changée, un regard transformé sur le monde et sur sa propre vie.
Suivant les conseils de notre bon père Ignace, le rappeur caennais prend le temps de 15 chansons pour une prière d’alliance au crépuscule du monde (que le lecteur me pardonne cette analogie discutable). S’il n’épargne pas la société et ses impasses – Baise le monde, l’Odeur de l’essence en sont des exemples flagrants – on le découvre aussi et d’abord en recherche d’un chemin de vie : La Quête prend la forme d’une relecture de vie, Athéna et Ensemble) sont des (re)-déclarations d’amour à sa femme, Shonen exprime tout ce qui compte et a compté pour lui. Confronté à tous les malheurs de son époque – crise écologique, sociale, sanitaire, échec d’un modèle sociétal où l’individualisme est poussé à l’excès – la substantifique moëlle de ce qui fait sa vie en ressort avec plus de clarté, quoique cela puisse sembler bien modeste et ordinaire. Orelsan conclut sa prière par une demande de grâce : « aide-moi »[2]. Etonnant appel au cœur de la chanson Civilisation où il est précisément question d’impasse civilisationnelle. A qui est-il adressé ? Sans doute à tous ceux qui, écoutant son album y trouvent quelque écho avec leur propre vie.
Loin du blingbling et de la testostérone habituellement associée aux rappeurs (Caen ça ne fait pas très « gangsta », et le stade Malherbe n’est pas le PSG) l’album m’a laissé l’image d’un homme bien ordinaire menant la même vie que tout un chacun. C’est ce que j’apprécie chez Orelsan en général et c’est particulièrement vrai dans cet album. Homme bien ordinaire et en même temps touchant, précisément parce que ses peurs, ses doutes, ses émerveillements s’ancrent dans le même quotidien que le nôtre (à peu de chose près évidemment). En ce sens, écouter Civilisation c’est un peu se mettre à l’écoute de notre monde, de ce qui le révolte, de ce qui le fait vivre.
Est-il étonnant alors de constater – sur Spotify – que les 3 titres les plus écoutés sont : Jour Meilleur (35 millions d’écoutes), La Quête (27 millions) et L’odeur de l’essence (26 millions)[3]. Ces titres expriment un profond sentiment de révolte face à ce qui va de travers dans notre monde. Mais ils disent aussi – et c’est ce qui semble sourdre de manière plus nette encore – le désir de vivre, le désir de sens, la quête d’espérance. Sentiments et désirs que je partage et qui ‒ je crois (plus particulièrement en ces temps troublés) ‒ sont partagés par nombre de nos concitoyens (il n’y a qu’à voir le nombre d’écoutes). Sentiment d’être face au mur « infranchissable » de la crise, partagé entre colère et abattement devant un effondrement apparemment inéluctable. Désir de vivre malgré tout. Quête de raisons d’espérer.
Orelsan reprend ces sentiments en un refrain : « Tout va s’arranger, c’est faux, je sais qu’tu sais/ Des fois j’saurai plus trop quoi dire,/ mais j’pourrai toujours écouter./ Tout va pas changer, enfin, sauf si tu l’fais./ Quand t’as l’désert à traverser, il y a rien à faire, sauf d’avancer./ On en rira quand on l’verra sous un jour meilleur »[4].Là encore le rappeur emprunte des accents bien ignatiens, reprenant les règles de discernement des esprits (là encore ma comparaison a ses limites) : ne faire aucun changement dans la désolation[5]. Cela signifie peut-être simplement continuer à vivre, ne pas tomber dans le découragement. Plus encore il s’agit d’agir contre cette désolation[6]. Et c’est là un vrai chemin spirituel proposé par Orelsan : ne pas se laisser enfermer dans l’abattement ou la colère mais entrer dans l’action de grâce et la reconnaissance de la vie là où elle est déjà donnée : « ce qui compte c’est pas l’arrivée c’est la quête »[7]. Acte de foi et d’espérance[8] qui ne nous dispense pas d’un engagement résolu dans cette vie. Et Orelsan de livrer tout au long de cet album un récit de sa propre quête, et oserais-je le dire, son propre Récit du Pèlerin.
Au-delà de ces échos ignatiens – où il ne faut sans doute voir que les lubies d’un jeune jésuite – c’est vraiment la profondeur de cette attitude, partagée entre révolte et action de grâce qui me touche. Tout cela sans qu’Orelsan en perde son humour ni son sens aigu de la dérision. Amateurs de beaux textes, férus de punchlines ou chercheurs d’espérance, n’attendez plus pour découvrir cet album !
[1] Album que je vous recommande d’écouter si ce n’est déjà fait : https://www.youtube.com/watch?v=AkjaUuyXReU&list=OLAK5uy_lbcsh_E-SKtipIUmpO7VDDdN2Ww3DMzGQ
[2] Civilisation – https://www.youtube.com/watch?v=7CT7WZCIsMk
[3] Chiffres arrondis datant du 05/04/2022
[4] Jour Meilleur – je vous laisse regarder le clip particulièrement éloquent : https://www.youtube.com/watch?v=ZT6IYZor9e8
[5] « Il importe, au temps de la désolation, de ne faire aucun changement, mais de demeurer ferme et constant dans ses résolutions, et dans la détermination où l’on était avant la désolation, ou au temps même de la consolation. Car, comme c’est ordinairement le bon esprit qui nous guide et nous conseille dans la consolation, ainsi, dans la désolation, est-ce le mauvais esprit, sous l’inspiration duquel nous ne pouvons prendre un chemin qui nous conduise à une bonne fin ». (Exercices spirituels, n. 318).
[6] « Quoique nous ne devions jamais changer nos résolutions au temps de la désolation, il est cependant très utile de nous changer courageusement nous-mêmes, je veux dire notre manière d’agir, et de la diriger toute entière contre les attaques de la désolation. Ainsi, il convient de donner plus de temps à la prière, de méditer avec plus d’attention, d’examiner plus sérieusement notre conscience, et de nous adonner davantage aux exercices convenables de pénitence. » (Exercices spirituels, n. 319).
[7] La Quête – https://www.youtube.com/watch?v=DTWVFjg-xIE
[8] Pour approfondir le sujet lire le très bon article de Cyrille: https://jeztalk.com/index.php/2021/12/10/comment-esperer-quand-tout-seffondre/
Étudiant nouvellement débarqué au Centre Sèvres, scout à ses heures perdues, Pierre est aussi grand amateur de chanson à texte et connaît sur le bout des doigts l’intégrale de Georges Brassens.