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« Comment espérer quand tout s’effondre ? ». La question peut sembler particulièrement sombre, et je n’aime pas franchement la poser. J’ai même longtemps résisté à sa simple idée, avec en moi cette réponse quasi-automatique et peut-être salutaire : « tout ne s’effondre pas ! ». Pourtant au fil des derniers mois et des dernières années, qui ne nous ont pas particulièrement gâté en nouvelles heureuses, je constate que cette réponse, sans doute assez saine, perd peu à peu de sa force, qu’elle « marche » de moins en moins, et qu’elle a décidément le goût d’un optimisme gentiment naïf qui ne convainc plus grand monde. Peut-être vaut-il la peine, après tout, de la regarder en face cette question, de la prendre au sérieux le temps, au moins, d’une courte réflexion. Il me semble d’ailleurs qu’une impression d’effondrement nous travaille tous d’une manière ou d’une autre, qu’on le veuille ou non. Nous l’envisageons différemment selon notre milieu, notre culture, nos « valeurs ». Et nous en sommes plus ou moins conscients. Certes. Mais il y a bien en nous, le sentiment que notre monde s’effondre : effondrement écologique de la planète, effondrement social, effondrement culturel voire « civilisationnel »… A tel point que l’idée que « tout s’effondre » mérite un peu plus d’attention qu’un simple revers de la main. Et précisément, plus j’envisage cette possibilité que « tout s’effondre », plus il me semble que la vraie question est ailleurs… Qu’elle est moins de savoir si « tout s’effondre » ou non, que de se demander comment vivre face à la possibilité de l’effondrement. Car cette possibilité est, à y bien réfléchir, une dimension bien réelle de notre condition humaine. « L’homme est semblable à un souffle, ses jours sont une ombre qui passe. », nous dit une prière de l’Ancien Testament (Ps. 143). La perspective de l’effondrement s’impose inévitablement à certains moments de notre existence, tout comme elle s’impose collectivement aux hommes, à certaines époques de leur histoire. Que l’on pense seulement à l’effondrement de l’empire romain, ou plus près de nous, aux totalitarismes du 20e siècle. On peut bien sûr relire ces épisodes et souligner combien l’effondrement n’a pas empêché la vie de se poursuivre, et même de grandir par la suite. Que l’effondrement n’était pas, en somme, si terrible. Et chercher en cela des raisons d’espérer. Oui sauf que nous ne vivons pas notre époque à la manière des historiens qui contemplent les tragédies mondiales avec le recul confortable des siècles. Lorsque l’effondrement est devant nous, il a de caractéristique de s’imposer à la vue, et de masquer au regard humain tout espoir de salut. Et il nous est bien difficile de percevoir quelles sont nos raisons à nous, pour aujourd’hui, d’espérer.

S’il ne s’agit pas de relativiser l’effondrement -ce serait vouloir consoler le malade, en relativisant la gravité de son cancer-, il ne s’agit pas non plus de se laisser aller au désespoir. Toute la question est de savoir ce qui peut nous aider à traverser cet effondrement, sans s’effondrer soi-même. Autrement dit : quelle peut être notre espérance, si elle veut être la confrontation lucide de l’effondrement, et non pas un optimisme naïf qui cherche sans cesse à relativiser sa réalité ? Un texte de l’évangile évoque assez spontanément pour moi l’espérance. C’est l’histoire de ce vieil homme Syméon, venu au Temple de Jérusalem pour prier, et qui rencontre Jésus, tout jeune nouveau-né et ses parents, eux aussi venus au Temple. Syméon porte, comme nous aujourd’hui, une certaine attente, un certain espoir. Mais sa manière d’envisager le salut et la réalisation de son attente va être profondément bouleversée par sa rencontre avec l’enfant Jésus. Sa prière se fait alors l’écho de son espérance : « Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole. Car mes yeux ont vu le salut que tu préparais à la face des peuples : lumière qui se révèle aux nations et donne gloire à ton peuple Israël. ». Cette prière, si l’on s’y arrête quelques instants, peut nous aider, je crois, à accueillir davantage l’espérance dans nos vies.

Une manière de voir.

« Car mes yeux ont vu… », nous dit Syméon. Mais qu’ont-ils vu au juste, ces yeux, si ce n’est un nouveau-né de plus, parmi les milliers que les familles juives viennent chaque année présenter au temple… ? Syméon a précisément l’art de voir dans les circonstances très ordinaires et très familières de son quotidien, le don inouï de Dieu pour l’homme. Son regard aurait pu ne pas s’attarder sur Jésus, ne voir en lui et en ses parents, qu’une famille de plus parmi tant d’autres, qui plus est une famille pauvre et sans éclat. Il aurait pu s’occuper à d’autres affaires plus urgentes, avoir l’esprit soucieux de questions autrement plus importantes. Et pourtant il est venu au Temple, il a rencontré Marie et Joseph, et il a pris l’enfant dans ses bras. Il n’a pas laissé les grandes affaires, les grands soucis prendre tout l’espace. Il a su se rendre disponible à l’inattendu. Précisément, laissons-nous peut être guider par cette manière de regarder, de se rendre attentif aux petites choses présentes, comme si elles pouvaient recéler quelque profondeur inattendue. Exerçons nous à appliquer et ouvrir notre regard et notre cœur à ce qui aujourd’hui s’offre à nous, en apparence dans des circonstances très simples, et à ne pas nous laisser happer par les grandes nouvelles qui fascinent et aspirent toute notre attention. Le regard de Syméon n’est pas fixé sur l’avenir, il n’est pas absorbé par des souvenirs passés. Il est simplement là, présent à ce qui s’offre à lui, présent à la rencontre de l’inédit.

Une manière d’agir

Ce récit de la rencontre de Syméon avec l’enfant Jésus nous en dit beaucoup également de la manière d’agir de Dieu. Quelles raisons en effet peut bien avoir Syméon de reconnaître dans un enfant à peine né, si vulnérable, dépendant en tout de ses parents, une force qui nous sauve ? Lorsque nous nous mettons en tête de résoudre un problème, nous y mettons de l’énergie, nous prenons un certain nombre de moyens, et nous nous assurons de pouvoir atteindre le but que nous nous sommes fixés. A bien des égards, la manière de faire de Dieu est tout opposée : en un mot, il ne résout pas les problèmes par la puissance. Il n’a pas envoyé un chef de guerre, un leader politique ; il n’est pas descendu du Ciel avec puissance et fracas. Il est venu sous les traits d’un petit enfant, il y a 2000 ans, dans ce coin de Palestine d’où rien semblait ne devoir sortir du bon, dixit Nathanaël (Jn 1). Le salut nous est donné par un renoncement radical à l’exercice de la puissance. Quel vertige pour Syméon en le prenant dans ses bras, de voir confier à sa propre puissance de vieillard, ce nouveau-né innocent et vulnérable ! Peut-être a-t-il compris alors que la vraie puissance qui transforme réellement le monde n’est pas dans les grands mouvements, les grands éclats, les grands moyens, mais dans ces gestes simples où notre propre puissance d’homme se rend délicate et tendre pour accueillir une vie qui commence ?

Une manière de consentir à la vie et à la mort.

La vie commence justement. L’avions nous oublié ? La vie est toujours un commencement. Le temps de l’Avent, mais aussi plus largement le cycle liturgique d’une année nous invite sans cesse à nous en rappeler. La vie n’est pas un continuum fade, un stock à gérer en quelque sorte, qui menacerait sans cesse d’être épuisé. La vie est au contraire toujours une création nouvelle, et Dieu ne cesse pas de commencer avec nous. « Voici que je fais toutes choses nouvelles. » (Ap. 21,5). Quoi de plus parlant que le visage d’un nouveau-né pour nous en rappeler ? Quand le vieux Syméon a pris le petit Jésus, tout nouveau-né, dans ses bras, qu’a-t-il bien pu penser ? Peut-être que la vie nous précède et qu’elle continue après nous, qu’elle jaillit sans cesse en nous et autour de nous dans ces commencements qui bien souvent échappent à nos regards. Peut-être aussi, que cette vie que Dieu ne cesse de donner, en somme, est plus grande que notre propre existence individuelle, certainement en tout cas de l’image que nous nous en faisons, et que cette existence qui est la nôtre peut trouver son épanouissement en renonçant à se soucier trop d’elle-même, et en entrant dans ce grand mouvement de la vie, au-delà d’elle-même. N’est-ce pas cela, consentir à mourir ? « Tu peux me laisser m’en aller dans la paix ». C’est bien ce mouvement de la vie que choisit Syméon, en consentant à mourir. Et de même, lorsque nous reprenons le soir, à l’heure des Complies, le cantique de Syméon, il ne s’agit pas de nous tapir dans la nuit, par amour des ténèbres, mais d’accueillir cette traversée comme le lieu et le moment où peut naître une autre vie, dans des lieux ignorés en nous, et dans les autres.

L’histoire de Syméon et de sa rencontre avec Jésus esquisse pour nous ce que peut être alors notre espérance, même au cœur de circonstances difficiles à vivre. Elle peut être d’abord cette attention du regard à ce qui nous est donné aujourd’hui, dans l’ordinaire des jours et sous des apparences simples. Elle peut être aussi ce renoncement à la puissance pour changer la réalité, au profit de l’accueil patient, tendre et délicat des petits commencements autour de nous. Elle peut être enfin cette entrée paisible dans le grand mouvement de la vie, un mouvement assez grand pour embrasser aussi tout ce qu’il y a de tragique dans nos existences. Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole.