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« Une vie sans accent, c’est pas une vie, c’est une existence. » Signée Patrick Bosso, cette punchline fait sourire, puis rire jaune, l’air de dire : » Vous le peuple qui parlez sans accent, et qui discriminez sans vergogne la grande communauté des vrais parleurs, vous ne savez pas vivre, vous parlez comme de l’eau plate. Nous, avec nos cailloux qui roulent dans nos gorges ‒ le torrent de cailloux de Nougaro dans son « Oh Toulouse, Toulllloooouuzzz !! » ‒ nous sommes la bulle qui rend son sens à la fête. Qu’est-ce qu’un bistrot sans accent, un match sans accent ? Comment vous prendre au sérieux, sans accent ? Vous les langues dévêtues, avec vos pointes acérées, restez donc collées à vos palais, taisez-vous, et donnez le silence qu’elles méritent à vos oreilles, qu’elles jouissent à l’écoute de nos phrasés chantants, de nos diphtongues, de nos « n » authentiques…Parce que nous avons assez subi : de vos imitations de bas étage, de vos sourcils qui froncent à l’analyse de nos partitions ! »

On va vite loin, très loin dans la conversation dès que l’on se met à parler de la manière dont on parle ! On se heurte à la Grande Histoire des patois étouffés sous le bras du grand fantasme d’unité. On rouvre les plaies des catégorisations. Quoi de pire que se faire entendre dire « oh, votre petit accent, qu’il est mignon. » ? Et on passe le contrôle d’identité de la condescendance. « Je vous remercie Madame, Monsieur. Et je vous retourne le compliment : comme il est altier, votre grand accent… ». Oui, l’on devient vite susceptible…

… Parce que parler d’accent, c’est parler de la petite histoire des tragédies quotidiennes ; avec un accent algérien, ou avec cette oscillation brusque entre graves et aigus, c’est peut-être plus difficile de trouver un job. J’ai le souvenir d’une amie qui partageait, non sans ironie, l’effort qu’elle a mis dans le rabotage de sa tonalité, dans le polissage de ses attaques, dans le but d’être plus neutre et passe-partout, dans le but de faire plus sérieux aussi ! Dans le but, enfin, de ne pas se faire interroger sur ses origines, de ne pas avoir à se justifier de quoique ce soit.

Dieu qu’ils sont nombreux à jouer le jeu de l’adaptation, ou devrait-on plutôt dire : de l’assimilation, c’est-à-dire une volonté de se fondre dans l’universel. Sauf que dans le mot « uni-versel », l’on retient trop souvent l’aspect « uni » ‒ comme dans « tissu uni »‒ , et pas assez le « versel », qui fait résonner l’adjectif « versatile » ‒ comme synonyme de « changeant », de « divers » voire d’ « inconstant » ou de « capricieux » !

Inconstante, la langue n’est pas que ce faisceau de cicatrices, signe de contrainte, de départs forcés et de trahison. Changeante, elle peut aussi être modelée par une habitude, par un effort fraternel : l’envie de se faire comprendre clairement. Capricieuse, elle s’accueille aussi comme une bonne nouvelle, comme lorsque l’on découvre, un beau matin, que l’on s’est mis à parler comme ceux que l’on aime. C’est alors notre oreille, cette mémoire amoureuse, qui fait danser notre bouche… Mais quelle heureuse violence !

Mais quel caprice, de nouveau, que se faire un jour surprendre par un ami oublié, l’accent du passé, enfoui sous l’épaisseur des voyages et des rencontres ! Une mousse irlandaise nous renverra à quelque pub obscur ; soudain, on se remet l’ambiance d’une fête, l’on se redécouvre une gouaille australienne… Face à une bière Phénix, un curry pimenté et son chatini, le verbe retrouve toute la rondeur des « r » et des « a » créoles !

« Un torrent de cailloux roule dans ton accent
Ta violence bouillonne jusque dans tes violettes
On se traite de con à peine qu’on se traite
Il y a de l’orage dans l’air et pourtant
L’église Saint-Sernin illumine le soir »
Claude Nougaro, « Toulouse »

On ne dit pas grand-chose de l’accent du Verbe fait chair, mais on sait que Pierre se fait trahir par une oreille très fine : « Houlala, vous là ! Vous parlez comme un Galiléen… ». Je me dis que ça devait parler patois parmi les Douze, et que Jésus devait aussi avoir quelques cailloux qui roulaient dans la voix.

Des cailloux qui disent l’histoire d’un patelin, qui empruntent au jargon des charpentiers, qui racontent les débats musclés avec ceux de sa maison… ceux-là même qui le traiteront de Nazaréen fou.

Des cailloux, comme des pierres qui roulent jusqu’à la chaire du Temple, pour commenter les Ecritures auprès des « gens de la grande ville ». Des pierres qui se frottent à d’autres parlers, des pierres auxquelles s’agglutinent des résidus d’harmoniques étranges, tantôt pointues, tantôt rocailleuses.

Il faut donc se dire que le disciple vivait d’une langue poreuse à tous les vécus, de quoi alimenter un feu qui ne consume pas les différences ! L’Esprit Saint rend parfois polyglotte et passe-partout, mais la Pentecôte n’est pas qu’une affaire de parole, c’est aussi la conversion de l’oreille : l’art d’entendre, derrière les accents du monde, la petite musique du divin.