Imaginez un soir de concert, dans une salle parisienne ou ailleurs. Après les salutations d’usage, le hautbois donne le la, entraînant chacun des instruments à sa suite. Le silence s’installe. Et voilà que le chef d’orchestre donne le signal. Les premières mesures s’égrènent mais les regards restent fixés sur le violoniste que tout le monde est venu écouter ce soir. Est-il nerveux devant un public si nombreux ? Impressionné par la salle ? Le voilà qui se redresse, concentré, à quelques pas du chef d’orchestre, qui fixe son violon entre le cou et l’épaule, relève le bras, et pose l’archet d’un geste précis sur la corde. Encore une mesure et c’est à lui de jouer… Demain les critiques musicales se répandront dans la presse. Aura-t-il donné l’une de ces interprétations éminemment personnelles et pourtant justes, que l’on célèbrera longtemps comme un moment unique ? Lui reprochera-t-on une interprétation certes fidèle et rigoureuse, mais trop scolaire et, pour les plus critiques, « sans âme » ?
Le violoniste a derrière lui des années d’exercices quotidiens, et l’on sait que le violon est un instrument techniquement exigeant. La justesse du son demande une grande dextérité, une main exercée qui glisse avec rapidité le long du manche, des doigts qui pressent chaque corde avec une précision millimétrée. Et la main qui tient l’archet n’est pas en reste. A mesure que l’archet glisse sur l’instrument, la pression qu’il exerce sur la corde varie naturellement. A la pointe (sommet de l’archet), faute d’un contact suffisamment fort, le son risque de s’effacer, inaudible et brouillon. Au talon, au contraire, l’archet pèse de tout son poids et menace de racler la corde. C’est à cette main qu’il revient de compenser en permanence ce déséquilibre. C’est d’elle que dépend, non plus la justesse, mais la couleur du son : sa puissance et sa délicatesse, son caractère incisif ou onctueux,… Et que serait cette main sans la souplesse du poignet ? Sans l’agilité du bras qui ajuste sa hauteur à chaque corde jouée ? Sans l’équilibre général du corps ?
Toute cette technique acquise au fil des années, par des exercices quotidiens parfois douloureux, ne suffit pourtant pas. Quand Maxime Venguerov, violoniste de réputation mondiale, reprend l’un de ses élèves à l’occasion d’une masterclass (comme ici), c’est parfois pour améliorer sa technique. Mais plus souvent, c’est pour indiquer ce que la technique n’apprend pas. Interpréter une œuvre ne peut se limiter à l’exécution automatique de la partition. Il ne s’agit pas non plus de s’en affranchir, mais plutôt de trouver cette liberté qui permet à l’interprète d’être vraiment présent à la musique le moment venu : présent à la salle et au public, présent à l’œuvre qu’il s’agit d’interpréter, présent à son instrument, et présent à lui-même. Autrement dit consentir à ce que tout ce qui a été longtemps, patiemment, et méticuleusement travaillé, s’offre à l’insaisissable de l’instant. La salle et le public ont toujours un caractère propre, qui ne se découvre qu’en jouant. L’œuvre ne se laisse pas figer dans une interprétation parfaitement préparée d’avance. L’instrument, le soir venu, réserve ses propres surprises, et l’interprète est toujours tributaire de son propre état, physique et intérieur. Aussi, au moment de lancer son archet sur la corde, peut-être l’interprète hésite-t-il toujours entre l’exécution maîtrisée et sécurisante d’un exercice mille fois repris, et le grand saut, l’abandon à ce que l’instant offre d’irréductiblement singulier et d’immaîtrisable. Peut-être en sortira-t-il une interprétation unique ?
Notre vie spirituelle ressemble un peu au dilemme du violoniste. Elle est faite de gestes à reprendre, d’exercices auxquels la Tradition chrétienne nous invite au début du Carême : l’épreuve du manque par l’exercice du jeûne, un soin renouvelé dans la prière, au plus secret du cœur, l’attention concrète aux plus pauvres (Mt 6, 1-18). Autant de gestes qui donnent chair à notre vie spirituelle, qui n’est jamais hors sol. Mais à quoi mènent ces gestes s’ils ne s’enracinent pas d’abord dans l’accueil paisible de la grâce qui vient d’un autre ? Comme pour le violoniste, le suprême exercice ou, si l’on préfère, la suprême ascèse n’est pas du côté de la technique, ou de nos propres actions, mais d’un abandon : l’ouverture à l’œuvre de l’Esprit en nous. Jésus lui-même nous montre la voie, qui ne s’engage pas au désert de son propre chef, mais sous la conduite de l’Esprit (Mc 1,12). Ecouter l’Esprit nous place en position d’attente, dans un silence recueilli et à certains égards, inconfortable, tant nous sommes habitués à organiser nos vies, à leur fixer un cap sans attendre, à les remplir d’activités, d’objectifs ou de résolutions diverses. Celui qui se risque à cet effort –réel !- sera peut-être déçu de la modestie de son recueillement : trop vite agité, trop souvent dispersé, toujours trop bruyant. Peut-être percevra-t-il que le combat spirituel commence et se poursuit souvent ainsi, sur le banc tout simple d’une église, ou dans le fauteuil d’une chambre, à l’écart, avec des pensées bien ordinaires. Sa prière pourra lui paraître vaine, et il sera tenté d’y mettre un terme. Pourtant elle ne l’est pas. Consentir à cette attention priante et pourtant assaillie de distractions, c’est déjà faire de la place à l’Esprit, en mettant à distance l’exigence d’une prière efficace et « riche », pleine des réponses que nous espérons, et que souvent d’ailleurs, nous anticipons. De même que le refus de Jésus de transformer les pierres en pains pour satisfaire sa faim le prépare, au prix du manque, à être servi par les anges (Mt 4,1-11), le silence perturbé de notre prière nous prépare à entendre les murmures de l’Esprit.
Cette écoute engendre la douceur, parce qu’elle dépouille progressivement celui qui s’y risque de ses propres exigences, des idées qu’il se fait de ce que Dieu attend de lui. Dans l’attente et le silence, Dieu peut être vraiment Dieu, et non plus seulement l’image que l’on s’en est formé. Et cette douceur peut se répandre sur nos relations aux êtres et aux choses qui nous entourent, parce qu’elle nous forme à les laisser surgir tels qu’ils sont, et non plus tels que nous voudrions qu’ils soient. « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » (Mt 11,29), nous dit Jésus. Le chemin que nous indique Jésus au désert est d’abord celui d’une relation à l’Esprit, d’une douceur à accueillir pour recevoir la vie comme un don, et non comme un objectif à conquérir. La douceur, c’est peut-être aussi ce dont l’artiste a besoin, pour se livrer au risque de la fausse note et de la critique impitoyable du public. Les forts ne viennent jamais à bout de la peur de l’échec. Seuls les doux consentent véritablement au risque d’être blessés.