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[Spoiler alert : l’article dévoile des éléments importants de l’intrigue du film La ligne rouge, de Terrence Malick.]

« Where is your spark now ? », demande le sergent-chef Edward Welsh (Sean Penn), désabusé, devant la tombe du soldat Robert Witt (Jim Caviezel), abattu par les tirs des troupes japonaises, lors d’une mission de reconnaissance sur l’île de Guadalcanal. « Que reste-t-il du feu qui brillait en toi ? » – peut-on traduire librement. Cette question peut résonner pour nous qui entrons dans la semaine sainte et qui nous apprêtons à accompagner le Christ dans sa Passion.  « Vois, je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et malheur. (…) Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix, t’attachant à lui. » (Dt 30,15 ; 30,19) Comment entendre encore cette invitation de Dieu à choisir la vie, au moment où le Christ consent à mourir et nous invite à le suivre ? N’y a-t-il pas là une contradiction flagrante, un chemin impossible, inacceptable pour nous ? « Where is your spark now ? », ce pourrait être la question que nous posons douloureusement à Jésus, au pied de la Croix, avec Marie et le disciple bien aimé. C’est aussi ce que nous entendons, de manière ironique cette fois, de la part d’un certain nombre de témoins et complices de la mort de Jésus, à l’image du malfaiteur crucifié à côté du Christ et du bon larron : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi. » (Lc 23,39).

Le film de Terrence Malick, La ligne rouge (The thin red line, 1998), s’ouvre sur la vision inquiétante d’un crocodile s’avançant lentement dans une eau vaseuse, où il disparaît. Figure d’un mal reptilien, qui rôde secrètement et s’apprête à surgir. Brutal. Sauvage. Quelques instants après, c’est une vision inverse : on découvre une île à l’abri des combats, sa population indigène insouciante, des enfants qui jouent paisiblement ou qui s’amusent, dans une eau translucide qui rappelle les atolls du Pacifique, et le soldat Witt, déserteur, jouissant d’un repos tranquille et heureux. Le tout accompagné du In Paradisum du requiem de Gabriel Fauré. Robert Witt est rapidement rattrapé par un navire de patrouille américain, et il rejoint sans tarder les troupes américaines qui vont donner l’assaut à l’île de Guadalcanal, tenu par les troupes japonaises, au cœur de la seconde guerre mondiale. Les deux visions antagonistes du début tissent la trame du récit : d’un côté la brutalité des combats, l’horreur de la guerre qui déchire les hommes à coups d’artillerie et de baïonnette, la violence aussi du commandant des troupes américaines, aigri par une carrière militaire médiocre et obsédé par le désir d’une victoire rapide ; de l’autre l’éclat du soleil qui perce au cœur de la jungle, la douceur de la lumière d’un soir de combat, le vent délicat sur une prairie, retournée quelques heures auparavant par les tirs d’artillerie, la nostalgie de la vie avant la guerre, à l’abri du tumulte…

Notre cœur ne balance-t-il pas souvent, lui aussi, entre la crainte d’un avenir chargé d’orages et la nostalgie d’un paradis perdu, des heures révolues d’un bonheur insouciant ? Entre la poursuite mélancolique d’un Eden fantasmé, hors du monde, et l’abandon à la succession insensée et tragique des événements ? « Quelle est cette guerre au cœur de la Nature ? Pourquoi la Nature se dispute-t-elle avec elle-même ? La terre se dispute-t-elle avec la mer ? Y a-t-il un pouvoir vengeur dans la Nature ? Pas un pouvoir, mais deux ? » demande Witt au début du film. Le film de Malick entremêle sans cesse deux temporalités : celle de l’enchaînement immédiat des événements, de l’action brutale, saccadée, dans laquelle les personnages sont emportés, celle plus réflexive et recueillie des moments de contemplation, comme un temps suspendu au-dessus des séquences de combat. Les personnages comme le spectateur sont saisis par cet écart, ce jeu déchirant d’alternances entre action et contemplation, entre violences de la guerre, et retraits émerveillés au cœur de la nature. Qu’est ce qui mène et domine l’histoire ? Est-ce ce mal secret qui pourtant se manifeste toujours plus ? Serait-ce cette bonté qui surgit dans la nature ? Est-ce le conflit éternel des deux ?

Entre le temps d’une action dictée de l’extérieur, et celui d’une contemplation qui confine à l’évasion, se dessine avec le soldat Witt un troisième temps, celui de la liberté. Tenté au début du film par la désertion, il ne s’évade pas du champ de bataille, pas plus qu’il ne se laisse emporter dans le combat par la mécanique absurde et asservissante de la violence. Dans les dernières séquences du film, ce ne sont plus les ordres aboyés par un chef frustré qui dicte le cours des événements, mais la liberté d’un homme sorti de son coin de paradis pour marcher librement avec ses compagnons d’armes, sans s’abandonner à la violence. Libre devant sa hiérarchie, libre aussi des illusions d’un paradis à l’écart. Libre de se porter volontaire pour une mission de reconnaissance périlleuse, et libre d’y mourir en se sacrifiant pour protéger les siens. Cette liberté ne parie pas sur un avenir meilleur, elle ne s’engourdit pas dans un passé que l’on regrette. Elle se conjugue simplement au présent, s’engageant par ses choix dans les circonstances concrètes d’une vie à vivre aujourd’hui. Quitte à en mourir.

Pas davantage le Christ ne choisit-il de mourir. Bien au contraire, il ne cesse de se tenir là, dans l’histoire, dans notre histoire, sans céder aux illusions d’un paradis à portée de main que lui promet le diable au désert, ni hâter son départ vers d’autres cieux, mais en vivant pleinement ce qui lui est donné de vivre. Quitte à en mourir. Et si nous cherchons ce qu’il reste de l’éclat d’une vie ainsi vécue, jusqu’à la mort, il nous faudra entendre à nouveau dans quelques jours les paroles des disciples d’Emmaüs après leur rencontre du Christ ressuscité : « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? » (Lc 24,32) Notre cœur ne sait-il pas secrètement reconnaître l’éclat d’une vie librement donnée ? Et n’y puise-t-il pas mystérieusement une vie nouvelle ? 

Une réponse

  1. Merci Cyrille pour ce superbe commentaire à l’occasion de la semaine sainte. Dans la joie du Ressuscité fidèle au « oui » de toute une vie.

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