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A l’origine, il y eu l’étrange expérience d’une présence, l’impression de pénétrer un territoire interdit : l’apparition d’une bête. C’était une salle obscure du 6ème arrondissement. Voilà plus d’une heure que nous voyagions par cimes et vallées, il avait même neigé. La caméra de Marie Amiguet nous avait fait suivre la trace des trappeurs (le photographe et l’écrivain, Vincent Munier et Sylvain Tesson) et les trappeurs avaient été surpris. La bête entrait dans l’écran, nous offrait sa présence : nos yeux aux paumes de mains ouvertes accueillaient son partage.

Comme tout ce qui est précieux, le souvenir de cet instant avait disparu. Il me fallut des circonstances pour le retrouver. Un livre du même nom avait précédé ce film qui m’avait tant ému : La panthère des neiges (Gallimard, 2019). Je le lisais. Dans ce recueil de blessure et de beauté, l’expérience s’approfondissait. Sylvain Tesson narrait son voyage au Tibet dans les pas de Vincent Munier, photographe animalier.

D’où venait l’épaisseur de cette rencontre, l’échos silencieux qu’elle déclenchait en moi ? J’avais déjà vu des panthères : j’en voyais tous les jours. Il me suffisait de taper le mot p-a-n-t-h-è-r-e, ou simplement de le prononcer, pour que Siri accède à ma demande : une figure apparaissait, dépourvue d’intérêt. Premier enseignement : je comprenais que le récit importe et que le désir, pareille à la panthère, est un être fragile et menacé.

Il avait fallu apprendre à se cacher, désapprendre son importance pour s’initier à celle du monde. La nature était une école : celle de la discrétion. Elle n’avait pas d’âge et imposait son rythme, lent. Le vide des grands espaces avait irradié le cœur des trappeurs. Il avait fallu consentir au forage… Le burin du silence avait révélé la parenté de l’intériorité avec l’immensité du monde. La scène dressée par l’affût enseignait que l’apparition des êtres s’opérait sur ce double-théâtre. Il fallait se hisser à cette croisée.

L’exercice pourrait paraître austère ? Il n’appartenait qu’aux enfants. Les deux gaillards s’étaient entendus sur les règles : c’était un jeu. Il leur offrait des clefs pour communiquer, apprivoiser cet autre qu’est l’autre ; communier ?

Au fond de la rencontre gisait une force insoupçonnée, l’empreinte d’un chant immémorial distillé par les yacks en voix de basse, les hermines en cris aiguës et clairs. Chaque animal était un blason qui signait une manière d’habiter le monde. « Elle était la formule du lieu » écrit magistralement Tesson au sujet de la panthère. Les deux compères s’en émouvaient. L’écrivain prenait des notes, reviendrait sur tout cela : pour l’heure, faute de parole, les bêtes chantaient en nous.

Pourtant, cette beauté devait nourrir dans le cœur de l’auteur une nostalgie, convoquer des soleils froids, bientôt éteints. Ces instants ne valaient pas face au cours de l’histoire. A l’heure de conclure son ouvrage, l’écrivain nous disait : « Nous en avions fini avec la Terre. L’univers allait à présent apprendre à connaître l’homme. L’ombre gagnait. Adieu panthères ! ». Je m’étonnais de ce coup de frein, l’aboutissement de la rencontre de la beauté en désespoir. Comment comprendre ce rendez-vous manqué ?

La force de ces deux œuvres faisait monter en moi le souvenir d’un autre chant de désir et d’amour, un chant des chants retenu dans la Bible. « Viens du Liban, ô fiancée, viens du Liban, fais ton entrée. Abaisse tes regards, des cimes de l’Amana, des cimes du Sanir et de l’Hermon, repaire des lions, montagnes des léopards », écrit le bien-aimé pour chanter son attente. Pareille aux bêtes contemplées par les hommes, le Cantique des Cantiques est un livre où l’homme et la femme se cherchent, se trouvent, se perdent et se retrouvent, jusqu’à devenir l’un pour l’autre, eux-aussi, blason, manière d’habiter le monde : « Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras », dit la bien-aimée à son amant lors du dernier poème. 

Et je m’étonnais de cette parenté et de la manière dont les fils de la beauté de la création et de l’amour humain se rejoignaient. Il y avait dans ces œuvres la même évidence du jeu qui rapproche l’homme de son enfance et le met aux prises avec les réalités essentielles de son existence. Je pensais que les maux dont souffre notre époque dans son rapport aux corps et à la nature étaient au fond les mêmes : la même prédation de l’immédiateté déstructurante du « tout, tout de suite », la même aseptisation d’une expérience réduite à l’image et standardisée. Ces trois œuvres allumaient un contre-feu, offraient les ingrédients d’un désir qui mature jusqu’à devenir parole : échangée dans l’amour humain ; offerte en louange ou reconduite au silence qui l’a vu naître dans la rencontre de la création.

Restait le rendez-vous manqué… Le Cantique, lui aussi, parlait peu de Dieu. De plus, il refusait de mettre l’amour en roman pour rester le poème de son éternel et surprenante invitation dans nos vies. Avec lui, il s’agissait de perdre ses raisons, vivre, aimer, et recommencer à balbutier… 

N’était-ce pas là l’ultime faiblesse de Dieu : s’être choisi pour indice la part la plus belle mais aussi la plus fragile des êtres ?

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