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Messi a l’âge du Christ plus deux ans : 35 ans. Mais il a commencé son ministère bien avant ses trente ans ; c’est qu’il était précoce. Cela fait près de vingt ans qu’il fait « tomber comme l’éclair », les défenses du monde entier sans connaître de grande blessure, sinon une défaite en finale de Coupe du Monde, en 2014, puis en Copa America, deux fois. Cela ne fait pas de lui un martyr du football, même si l’échec se vit comme une crucifixion. Toute proportion gardée. 

Toute proportion gardée sauf en Argentine, où des églises sont consacrées à saint Diego, où la mythologie footballistique est la fabrique du rêve par excellence : une manière de faire corps, de crier, de vibrer ensemble, de faire silence parfois, de traverser, le temps d’une liturgie de 90 minutes et des poussières, toutes les épreuves de la vie ! On souffre, on jubile, on est vivant. Alors, une religion, le football ? Non, soyons sérieux ! Mais l’homme ne vivra pas que de pain ; il vivra de jeux : sports, passions… Et surtout, il vivra de récits !

Le football raconte une histoire. En 2022, l’Argentine voulait un Messi « maradonisé » ; le mot est passé dans le jargon de Buenos Aires. Qu’est-ce que la maradonisation ? C’est la contagion d’un héroïsme bien particulier, mâtiné de grinta[1], d’écarts de langage, d’agressivité, de vitesse, de talent… non, pas de talent : de génie, bref, de Maradona. Soudain, cette année, Messi intègre qu’il ne peut en rester à ce statut de magicien timide : cadre discret, au regard un peu perdu, qui marche ou qui trottine, en attendant qu’un esprit s’empare de son pied gauche et de son coup de rein. En 2022, il lui faudrait être plus. Alors il a ouvert le grand livre du football, pour y voir se dessiner la trajectoire de Diego, le prophète fantasque qui l’avait précédé. Il ne lui resterait plus qu’à pousser le ballon. 

Maradonisé, Messi parle. On entend sa voix : un espagnol rugueux, qui ne s’embarrasse plus ni de belles formules ni de langue de bois. Le quart de finale contre les Pays-Bas en est l’exemple. Après un match d’une rare intensité et sa pluie de cartons jaunes, l’interview de Léo est perturbé par l’insolence d’un jeune buteur batave, celui qui a failli une fois de plus mettre fin à l’aventure albicéleste. « Qu’est-ce que tu regardes bobo ? » Bobo : insulte désuète, baroque. « Bobo » ne traduit pas la classe des quartiers chics de Buenos Aires ; c’est tout à fait comme si au lieu de dire « c** » ou « abruti », on disait… « benêt » (voir Le Monde). 

Redevenu un peu bobo lui aussi, Messi retrouve son parler que vingt années de football professionnel et de communication maîtrisée avaient pris le temps de boboïser, dans son sens bourgeois cette fois. Il redevient l’homme de Rosario, ville d’où l’on parle un peu bizarrement, ville d’où rien de bon ne peut sortir. Messi raconte l’histoire de ceux qui, a priori, ne font pas l’Histoire. Il transforme le quotidien le plus banal en possibilité de conte de fée. 

Les gamins de Rosario, ceux qui jouent leur premier match avec une boîte de sardines, tiennent pour vrai qu’il y a quelques années de cela – pas si longtemps –, un autre rosarien, mais beaucoup plus petit qu’eux celui-là, atteint de nanisme, celui qu’on appelait petit Léo, distillait ses premières passes décisives avec le gros orteil qui dépasse d’une chaussure à ciel ouvert ! On se racontera les fioretti du gamin du coin – un quiconque, un n’importe qui. Se serait-il fait repérer comme ça, lors d’un match de rue ?

Et qui sait, ce sera peut-être moi, le prochain ? Il faut soigner sa passe, même si l’on joue avec une boule de chiffon. Parce qu’à Rosario, désormais, les rêves se réalisent. 

On n’interrogera pas la véracité des histoires sur Léo, celui qui vivait juste à côté de la case du Tio Paulo ou Ricardo, ou Carlito. Désormais, il y a le Messi de la foi footballistique, et puis il y a un Lionel historique : homme privé, inintéressant, un taiseux qui ne s’exprime qu’avec son pied gauche.   

D’ici quelques années, les amateurs de football développeront-ils une science du commentaire autour de lui ? Une science qu’ils nommeraient messi-logie, comme une théologie du football, une catéchèse qui annonce une bonne nouvelle ? Toute proportion gardée, on préférera parler ici d’un conte de Noël, en toute simplicité :

Il  était une fois un nain d’une banlieue pauvre qui, malgré ce handicap, avait un grand don. La grâce a choisi le plus petit pour offrir son abondance et sa gratuité. Bientôt, on en parlerait dans toutes les cages d’ascenseur de toutes les barres HLM. La nouvelle se répandra jusqu’aux oreilles des grands mages d’Europe, qui voudront voir le petit, et l’aideront à grandir. Parce que la grâce a aussi besoin de bienfaiteurs. Ils en feront le plus grand des footballeurs.

L’issue de la Coupe du monde au Qatar – la plus épique d’entre toutes – clôt de la plus belle des manières la parabole Messi.  

Elle annonce aux sans-destin, aux pauvres fatigués par l’échec, que lorsqu’on ne peut pas tout réussir par soi-même, il y en a d’autres qui peuvent gagner à notre place. A notre place, toute proportion gardée.  


[1] Impétuosité, combativité, pugnacité

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